9/07/2013

Mise au point

Un chronique sur "l'art contemporain" qui bien informé vise juste:

Art contemporain : Les élites contre le peuple

L’art contemporain revendique volontiers l’héritage des « maudits » et des scandales du passé. Et cependant, « artistes » et laudateurs d’aujourd’hui ne réalisent pas que leurs scandales ne combattent plus les tenants de l’ordre dominant, mais ne constituent en fait qu’un outil de plus de la domination bourgeoise.


“La Vénus aux chiffons”, œuvre de Michelangelo Pistoletto (artiste italien contemporain co-fondateur de “l’Arte Povera”), actuellement exposée dans l’aile Denon du musée du Louvre.
Par ce qu’il prétend dénoncer, l’« art » dit « dérangeant » participe de la domination libérale, capitaliste, oligarchique et ploutocratique, à la destruction du sens collectif au profit de sa privatisation, à cette démophobie qui a remplacé dans le cœur d’une certaine gauche la haine des puissants et des possédants. Cet « art » dit « dérangeant » est en parfaite harmonie avec ces derniers.
Épargnons-nous un discours qui, trop abstrait, serait rejeté par les concernés, les défenseurs de cette pitrerie libérale-libertaire nommée « art contemporain ». Prenons donc quelques exemples, quelques « scandales » ou actions représentatives de ces dix dernières années.
En 2002, l’Espagnol Santiago Sierra fait creuser 3000 trous (3000 huecos, en castillan) à des ouvriers africains pour un salaire dérisoire afin de, nous apprend-on, dénoncer l’exploitation capitaliste, revendiquant une « inspiration contestataire axée sur la critique de la mondialisation, de l’exploitation de l’homme par l’homme, de l’inégalité des rapports Nord-Sud et de la corruption capitaliste.
Il n’hésite pas à faire intervenir dans ses performances des sans-papiers, des prostituées, des drogués et à les rémunérer pour leur présence », apprend-on en effet, par exemple sur le site d’Arte TV [1]. Exploiter pour dénoncer l’exploitation : à ce titre, on pourrait bien aller jusqu’à voir un artiste supérieur en Lakshmi Mittal, par exemple.
En 2009, le costaricien Guillermo Habacuc Vargas (cf. site personnel) organise, pour l’inauguration d’une expo à Milan, un banquet préparé avec la sueur des immigrants (littéralement : la nourriture contenait la sueur collectée des immigrants qui l’avaient préparée). Deux ans plus tôt, il s’était fait connaître parce qu’il aurait laissé mourir un chien, cela constituant une « œuvre » (la réalité de l’évènement – le galeriste a annoncé par la suite que le chien avait en fait été libéré – s’est effacée derrière la rumeur mondiale, qui fit l’affaire de ce médiocre). Fin 2012, le Belge Jan Fabre provoque un violent scandale – qui lui vaut d’ailleurs des coups et menaces physiques – pour un lancer de chats dans l’hôtel de ville d’Anvers. Pourquoi cette « performance » ? Pour un hommage au cliché Dali Atomicus
Tenons-nous en à ce court inventaire pour l’instant : d’autres exemples suivront.

Merde aux petites gens : les élites contre le peuple

Qui donc dérange l’art dit « dérangeant » ? Que cherche-t-il à déranger ? Sont-ce les oppresseurs qui sont visés ? Bien sûr que non. Les dominants (le système capitaliste et ses organisateurs, le marché de l’art, les institutions validatrices et promotrices de l’art, les bourgeois cons-sommateurs de ce non-art con-tant-pour-rien), habitués aux registres de la parodie, de la provocation, de l’outrance, se satisfont du renouvellement des pitreries et des gesticulations.
Ceux que visent les provocations de l’art contemporain, dans bien des cas, sont surtout les gens ordinaires, ceux que les merdias appellent les « anonymes » parce que leur donner un nom, un droit à s’exprimer, est hors de question pour ces fameux « démocrates » – entendre le mot davantage au sens du parti politique américain capitaliste et libéral, qu’au sens antique et étymologique.
Ce sont bien les « non-initiés » aux prétendus arcanes de l’« art » contemporain qui sont visés, les personnes extérieures à cet incestueux milieu, à ces coquetteries conceptuelles de bourgeois et de larbins wannabe. Pourquoi « déranger » ces gens ordinaires ? Parce qu’ils seraient dangereux ? rétrogrades ? secrètement puissants ? Parce qu’ils porteraient en eux le-germe-de-la-Bête-immonde-qui-rappelle-les-heures-les-plus-sombres-blablabla ?
« Ceux que visent les provocations de l’art contemporain, dans bien des cas, sont surtout les gens ordinaires, ceux que les merdias appellent les « anonymes » parce que leur donner un nom, un droit à s’exprimer, est hors de question pour ces fameux « démocrates »
Rapporté à l’énorme puissance financière, médiatique et symbolique du milieu – bourgeois – de l’art contemporain et de ceux qui le défendent, c’est pourtant dérisoire. C’est aussi piteux et veule que l’attitude des « éditocrates », cette bavarde racaille de naintellectuels médiatiques, à l’endroit des dominés et des « anonymes » (fermeté, mépris ou indifférence) [2]… mais toujours serviles devant le Capital et la ploutocratie libérale.
Car n’est-il pas connu que les classes laborieuses sont des classes dangereuses, réactionnaires et mal éduquées ? Et que, à l’inverse, les grands patrons, les décisionnaires économiques et la jet-set politique sont dans le camp du Bien et du Progrès, celui qui se réunit en club de gens bien éduqués, au Siècle et qui toujours dira non à la Bête-immonde-et-aux-heures-les-plus-sombres ? D’ailleurs, les ploutocrates bien éduqués tels que Pinault ou Cartier, ne sont-ils pas de gentils progressistes amoureux de l’art et de la culture, comme l’atteste leur fondation ?
À la vérité, il y a que les gens ordinaires, les classes populaires, les campagnards, les banlieusards, mais encore les personnes de conviction (religieuse, politique, patriotique, culturelle…) ne méritent pas le respect – ni pour les policaillons arrivistes, ni pour les fonctionnaires validateurs de l’ââârt d’État, ni pour les pirates de la ploutocratie mondialisée… ni pour les « artistes » dits « dérangeants », communiant dans le mépris du peuple avec les maîtres du monde.
C’est pourquoi, est légitime et logique, d’un point de vue démophobique, un commando de femmes déguisées en Blanche-Neige et armées de – fausses – kalach qui s’en va donner une série de « performances » dans des villages de la Vienne…
Quoi de plus logique en effet, au nom de l’ââârt démophobique, que de faire atterrir en hélicoptère (il ne serait pas inintéressant de savoir qui a financé cette pitrerie forcément coûteuse) des femmes déguisées en Blanche-Neige et armées et de les laisser défiler entre les étals d’un marché provincial ? Qu’importe si ça colle la pétoche à ces gueux [3] ; oui, qu’importe si le « sale peuple » ne voit que la kalachnikov et les déguisements de Blanche-Neige…
Qu’importe s’il ne comprend pas l’ââârt de Catherine Baÿ et que pour elle « ce qui est important, c’est de créer des occasions de communiquer, de parler »[4], car le peuple n’est qu’un ramassis d’indécrottables arriérés – au fond, Patrick Le Lay avait sans doute raison de parler du « temps de cerveau humain disponible » que l’on vend à Coca-Cola, car il n’y a rien d’autre à tirer de cette chair à consommation que sont « les gens »…
Heureusement pour son ââârt, Catherine Baÿ (cf. vidéo en tête de l’article), soutenue par les ronds-de-cuir validant l’art officiel d’État, aura par ailleurs la chance de faire l’intéressante au sein de l’institution beaubourgeoise… et de trouver ainsi un public d’esprits éclairés à la hauteur de son ââârt, qu’on appelle les élites, c’est-à-dire plus exactement ce que Christopher Lasch nommait « les nouvelles élites du capitalisme avancé ».
Dans un registre proche, citons un passage relatif à un certain Joseph Van Lieshout, qui rappelle que tout ce néant n’est au fond pas si « dérangeant » pour le système et qu’il ne vaut au fond guère mieux que des jeux de grands gamins inconséquents, indifférents au monde extérieur : « Lorsque Van Lieshout, à Rabastens, dans le Tarn, sillonne avec ses petites copines les rues de la bourgade à bord d’une Mercedes surmontée d’une mitrailleuse, installe un « baisodrome » sur la place du marché, entre vendeurs de coupons de tissu et de boudin noir et mime avec des gestes stéréotypés des poses de beuveries, il défraye à bon compte le landerneau. Mais en quoi cela gêne-t-il le système ? Au contraire, le spectaculaire, le burlesque, l’alimentent » [5].
Ce prétendu « art », au fond, n’a aucune vertu positive : il n’éclaire ni ne grandit l’individu ; il ne l’exhausse pas, il ne lui enseigne rien, il ne lui montre nulle part ce qu’il peut avoir de meilleur ou de grand – ni d’ailleurs de pitoyable – parce que, au fond, il ne croit en rien et n’a rien à enseigner, aucune valeur civilisante. Il refuse d’élaborer des repères symboliques, de défendre une vision, qui peuvent donner à une société et aux individus qui la composent de la dignité.
Pour l’essentiel il dégrade l’individu, ajoute de l’incompréhension et de l’absurde à un monde absurde et opaque, à des existences morcelées, à une société en éclats conforme au projet libéral parcellitariste et au fameux mot de Margaret Thatcher selon lequel « il n’existe rien de tel que la « société » » (lire en anglais la citation intégrale), mais seulement des individus.
Ce prétendu « art » ne fait que célébrer le règne de l’arbitraire individuel, où le symbole d’un seul — exigeant qu’on en passe par sa tête ou l’intromission des experts théoriciens ou « critiques », ces néo-oracles chargés de déchiffrer ce qui n’a guère de sens et qui occupent dans le champ artistique une place comparable à celle des « experts » toujours néolibéraux de l’économie qui par leur amour de la complexité sont les grands confiscateurs de la démocratie, grands empêcheurs d’appréhension par la collectivité de sa destinée – vaut mieux que l’effort d’un langage commun.
Tandis que l’art fut à travers l’histoire en majorité la production de formes, de signes, de symboles donnant leur cohérence à une culture, donnant à l’individu et au Je, le cadre de sa liberté parce qu’intégrée à la collectivité et au Nous, cet « art » affirme haut et fort le règne sadien de la pulsion égoïste d’êtres avant tout corporels, où les corps et la chair mêmes semblent réduits à n’être qu’un matériau indifférencié des autres, et où le souci d’autrui s’efface derrière un mépris tantôt diffus et tantôt éclatant de l’être humain.

Détruire les tabous, détruire la civilisation

« Car que recouvrent les appels répétés à transgresser, à dénoncer et détruire les tabous ? Une ambition sadienne : un retour à l’état de nature, la destruction des principes civilisants, la préférence à la pulsion égoïste plutôt qu’aux normes sociales, une conception au fond arriérée, pré-civilisationnelle de la liberté »
Car que recouvrent les appels répétés à transgresser, à dénoncer et détruire les tabous ? Une ambition sadienne : un retour à l’état de nature, la destruction des principes civilisants, la préférence à la pulsion égoïste plutôt qu’aux normes sociales, une conception au fond arriérée, pré-civilisationnelle de la liberté. Sur cette liberté-là, il y a lieu de s’interroger. Sigmund Freud traitait déjà en 1929, dans le chapitre III de Malaise dans la civilisation :
« Cette tendance à l’agression, que nous pouvons déceler en nous-mêmes et dont nous supposons à bon droit l’existence chez autrui, constitue le facteur principal de perturbation dans nos rapports avec notre prochain ; c’est elle qui impose à la civilisation tant d’efforts. Par suite de cette hostilité primaire qui dresse les hommes les uns contre les autres, la société civilisée est constamment menacée de ruine. L’intérêt du travail solidaire ne suffirait pas à la maintenir : les passions instinctives sont plus fortes que les intérêts rationnels.
La civilisation doit tout mettre en œuvre pour limiter l’agressivité humaine et pour en réduire les manifestations à l’aide de réactions psychiques d’ordre éthique (…). Si la civilisation impose d’aussi lourds sacrifices, non seulement à la sexualité mais encore à l’agressivité, nous comprenons mieux qu’il soit si difficile à l’homme d’y trouver son bonheur. En ce sens, l’homme primitif avait en fait la part belle puisqu’il ne connaissait aucune restriction à ses instincts. En revanche, sa certitude de jouir longtemps d’un tel bonheur était très minime. L’homme civilisé a fait l’échange d’une part de bonheur possible contre une part de sécurité ».
Merde aux tabous : Il est interdit d’interdire ! Et c’est bien ce à quoi s’attelle ce soi-disant « art contemporain », selon une logique libérale-libertaire et progressiste : chacun fait ce qu’il veut et sans se soumettre à des critères communs, car il faut aller vers un homme meilleur, débarrassé de ses pudeurs, ces archaïsmes.
Dès lors, l’art peut consister en – littéralement – une série de branlettes (performance « Seedbed », de Vito Acconci, 1972), en des vomissements sur toile accompagnés d’un duo chantant (performance de Millie Brown, en 2011), en l’utilisation de : son sang (le boudin que fait avec son propre sang Michel Journiac, les orgies de sang de porc des Actionnistes viennois, la performance « Barbed Hoola » à l’alibi politique de Sigalit Landau ; citons encore Gina Pane, Marina Abramovic… ou, plus récemment, les popstars junkies Amy Winehouse et Peter Doherty) ; sa merde (le fondateur Piero Manzoni, mais aussi Jacques Lizène, Pierrick Sorin, David Nebreda…) ; les tourments de son intimité (Sophie Calle, Jonathan Meese, Louise Bourgeois et autres charlatans des « mythologies personnelles ») ; son arbitraire (ne citons que la ridiculissime Audrey Cottin) ; ou du vide, littéralement : Exposition des vides, à Beaubourg – sic – mais ne riez pas, philistins !
N’avez-vous donc pas compris qu’il est ici question d’ « interrogation de l’espace » ? Êtes-vous donc si incapables d’« [expérimenter] (…) un vide où advient la conscience de son propre corps dans un espace qui n’est pas neutre » ?
« Les provocations du XIXe siècle voulaient émanciper ; celle d’aujourd’hui veulent humilier, ringardiser, taire, tourner en dérision toute valeur, détruire les cadres et repères civilisants, ajouter un rire imbécile à l’universelle imbécillité de la Société du Spectacle et de la postmodernité. »
Pour éviter d’étirer à l’infini cet article, renvoyons enfin à quelques « artistes » dont la démarche consiste à sauter par-delà le tabou, au fondement même de la civilisation, du respect du cadavre : Teresa Margolles et le groupe SEMEFO (Mexique), le groupe Cadavre (Chine), dont les « œuvres » sont notamment une tête de fœtus humain sur un corps de mouette ou la « performance » Eating People de Zhu Yu consistant à manger un fœtus humain.
Mentionnons encore le grand photographe américain Joel Peter Witkin, dont les mises en scènes macabres et hautement esthétiques ont pour matériau des morceaux de cadavres. Sur cette thématique, difficile de ne pas rappeler les cadavres plastinés de Günther von Hagens (1/3 Victor Frankenstein, 1/3 Josef Mengele, 1/3 Honoré Fragonard), succès massif partout dans le monde, fut interrompue à Paris en 2009, puis cette année à Bruxelles ; entre autres abjections dont il s’est rendu maître, signalons encore son « supermarché de la mort ».
Mentionnons encore ce symptomatique article relatant l’exposition « Tous cannibales ! » à la Maison Rouge en 2011, dont l’auteur invitant à « déculpabiliser le cannibale qui sommeille en nous »… « Le tabou, c’est tabou, nous en viendrons tous à bout », pourraient entonner les « artistes » cons, tant, pour rien.
Serait donc risible et condamnable, fatalement « arriéré » et « réactionnaire » qui s’oppose à cette vision libérale-progressiste selon laquelle tout principe, tout tabou, toute limite, est un mur à abattre, non un cadre et un ensemble de repères, certes discutables, mais surtout structurants. L’art contemporain constitue donc bien souvent une attaque massive contre les principes de pudeur et de cette « décence ordinaire » chère à George Orwell.
Les provocations du XIXe siècle voulaient émanciper ; celles d’aujourd’hui veulent humilier, ringardiser, taire, tourner en dérision toute valeur, détruire les cadres et repères civilisants, ajouter un rire imbécile à l’universelle imbécillité de la Société du Spectacle et de la postmodernité. Pure cochonnerie de cette ère où une expression si courante consiste à dire que « de toute façon, tout est relatif ».
Toutes ces manifestations « provocantes », tous ces artistes « dérangeants » visant à se « défaire des tabous »[6], sont radicalement semblables à tout ce mépris qui n’en finit plus de déferler dans la bouche des élites démophobes en sécession contre le peuple : « propos de PMU », « populistes ! », etc.
Car c’est une éthique censitaire qu’il y a là derrière. Et toutes les poses vaines des « rebellocrates » n’y font rien : le capitalisme n’est pas menacé par ces âneries ; il est, au contraire, conforté dans sa dynamique de destruction des limites morales, repères symboliques, frontières et enracinements, tout cela qui permet à chacun d’avoir une dignité en s’inscrivant dans une histoire, des particularismes culturels, des symboles collectifs, de s’appuyer pour se construire en tant qu’individu sur des repères identitaires qui seuls permettent de s’ouvrir sur le monde – et non de se penser comme une monade.

L’art contemporain contre la démocratie

« Cet art n’est ni politique ni démocratique : il se fiche de la polis et méprise le démos ; il est foncièrement anti-culturel et anti-civilisationnel puisque les deux exigent que le Nous prime sur le Je, que le Nous soit la condition – limitée, encadrée, donc civilisée – de la liberté du Je  »
Cet « art » dit « dérangeant » n’élève pas : il dégrade. Il valorise l’idée d’individus comme monades, comme îlots, comme isolats. Tout ce dont, précisément, le système marchand se repaît : plus l’être est isolé, moins il a de repères et plus il en cherche. Et ceux, inaccessibles, que lui propose le système des représentations de la Société du Spectacle, ne génèrent que de la frustration.
La solitude et la honte de soi sont les conditions mêmes du consumérisme de masse. Et contre cela, malgré des dénonciations çà et là dans le monde de l’art contemporain, rien n’est énoncé, ou si peu. La dynamique générale est précisément celle de la privatisation du sens, du repli sur son nombril et sa « mythologie personnelle ».
Il n’est donc guère surprenant que, rejetant la culture, la civilisation, les critères, les frontières, l’art contemporain soit si souvent égocentrique, pleurnichard, autistique, de Sophie Calle à David Nebreda, en passant par Louise Bourgeois, Jonathan Meese.
Des démarches toutes en phase avec l’individualisme de masse du temps, qu’on aurait tort de qualifier de narcissisme, puisque Narcisse était amoureux de son image, tandis que bien des artistes ont d’eux-mêmes une image dévalorisante d’éternels adolescents incapables de devenir adultes en prenant en compte pleinement l’existence d’autrui, la société, donc les symboles et les limites qui bornent l’affirmation d’une singularité. Autant de démarches qui rappellent les propos de Tocqueville selon qui la pulsion individualiste « fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur » [7].
L’art contemporain, dans son versant « provocant », ne menace ni ne dénonce le consumérisme, l’addiction aux nouvelles technologies, le culte du choc, du sexe et du bling-bling, la haine de la Beauté et des symboles. Même quand il prétend le faire, ce n’est que pour reproduire à l’identique — sans sublimation, donc — ce qu’il dénonce. Ce faisant, il participe de la même dynamique de « culture » globalitaire.
Par son caractère abscons, voire autistique, parce que rejetant les symboles, codes et langages permettant un sens commun, il privatise le sens, rend illisible ce qu’il énonce (puisqu’il faut passer par sa tête, par tel texte abscons ou tel « médiateur » récitant le catéchisme de l’orthodoxie de l’art), si bien qu’il est impossible à cet art de nourrir l’esprit, d’aider à se percevoir, à se comprendre soi dans son rapport au monde, à autrui, aux limites, donc à la société, à la communauté, à la civilisation.
Cet art n’est ni politique ni démocratique : il se fiche de la polis et méprise le démos ; il est foncièrement anti-culturel et anti-civilisationnel puisque les deux exigent que le Nous prime sur le Je, que le Nous soit la condition – limitée, encadrée, donc civilisée – de la liberté du Je.
Et cet art méprise d’autant plus la polis et le démos qu’il n’est, en fait, de nulle part. Que, tout comme McDonald’s ou H&M, il peut indistinctement s’exposer à Tokyo, à Rome, à New York ou à Johannesburg, car il est sans ancrage, sans passé, sans langage. Apatride comme les élites bourgeoises et les néoféodales oligarchies ploutocratiques, qui partout détruisent la démocratie au profit du marché et de l’État répressif.
Cet « art »-là n’a rien de politique, donc, et encore moins de révolutionnaire – sauf à comprendre le mot au sens le plus strict d’un retour aux origines, d’une grande boucle consistant à revenir à la sauvagerie pré-civilisationnelle, cette bonne vieille aspiration sadienne. La sécession qu’il propose, n’est pas celle d’avec les élites capitalistes et antidémocratiques, mais d’avec le peuple, d’avec l’histoire, d’avec la tradition, d’avec les tabous, les normes, les cadres – et pourquoi pas les lois elles-mêmes ?
Loin d’être révolutionnaire au sens de rupture avec l’ordre établi, il y est en fait totalement intégré, et ses « provocations » et « dérangements » sans cesse vantés ne sont que les formes perpétuellement régénérées de la culture de masse dont parlait Christopher Lasch, nécessaires au renouvellement du capitalisme libéral-libertaire, en tant que culture de l’illimitation et d’indifférence à l’Autre.
Or, sans morale, sans limites à la liberté de chacun, il n’y a pas de civilisation possible. Tous les chefs-d’œuvre du passé s’inscrivaient dans les limites morales et politiques, les codes artistiques, qui étaient les conditions mêmes de l’existence d’une civilisation. Même lorsque le scandale existait, il restait circonscrit au cadre de l’art, c’est-à-dire à un jugement à la fois éthique et esthétique, les deux étant indissociablement reliés – il suffit de se souvenir que pour Diderot, l’art avait une vocation civique, donc une responsabilité (« Obligation faite à une personne de répondre de ses actes du fait du rôle, des charges qu’elle doit assumer et d’en supporter toutes les conséquences », CNRTL).
Que des critiques jugeassent que Van Gogh n’était pas un artiste ou que les productions des Expressionnistes traduisissent une dégénérescence de l’esprit selon la théorie de Max Nordau, cela signalait précisément l’existence d’un abord d’où juger, donc des critères moraux, sociaux, esthétiques – lesquels ne sont pour autant pas figés à jamais (l’art du temps de Robert Campin n’est pas celui du temps de Jacques-Louis David, et cependant dans les deux cas des critères existent, qui ne relèvent pas de l’arbitraire d’une caste confisquant le mot « art »).
Si l’on examine de près l’idéologie qu’est « l’art contemporain », il en ressort que ce fatras d’imbécillités libérales et progressistes, n’est au fond qu’un vaste mouvement contre la culture et, partant, contre la civilisation. Proclamant le règne de la pulsion et de l’arbitraire individuels, il rejette de fait le sens commun et la possibilité de faire communauté. À ce titre, l’art contemporain n’est que l’alibi « culturel » et le bras armé du capitalisme néolibéral et des valeurs libérales-libertaires où communient les élites de droite et celles qui se pensent encore de gauche cependant qu’elles ont du peuple le plus profond mépris.
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Notes :
[1] Sur le site du centre d’art andalou Fundación NMAC, on peut lire cet explicatif : « Ses œuvres reflètent son inconformité face au système social dans lequel nous vivons et mettent en évidence les différences sociales et raciales. Le concept principal sur lequel se base sa trajectoire artistique est relié avec le travail, surtout celui des immigrants et des marginaux de la société, avec l’absence d’opportunités et la soumission à l’activité du travail ayant pour fin le salaire et l’entretien du système capitaliste. Selon ces prémices, dans quelques-uns de ses travaux, l’artiste a engagé contractuellement des travailleurs pour réaliser des actions inutiles durant une journée de travail ». (« Sus obras reflejan su inconformidad ante el sistema social en el que vivimos y ponen en evidencia las diferencias sociales y raciales. El concepto principal en el que se basa su trayectoria artística está relacionado con el trabajo, sobre todo con el de los inmigrantes y los marginados sociales, con la falta de oportunidades y la sumisión a la actividad laboral con el fin de recibir un salario y permitir el funcionamiento del sistema capitalista. Siguiendo esta premisa, en algunos de sus trabajos, el artista ha contratado a trabajadores para realizar acciones inútiles durante una jornada laboral »).
[2] Qu’on se souvienne de la leçon de civisme que donne du haut de son surplomb bourgeois ce nabot de Pujudas à Monsieur Xavier Mathieu, délégué syndical CGT de Continental ; qu’on se souvienne l’indifférence et le mépris de l’éditocratie à l’encontre de Mademoiselle Nafissatou Diallo, lorsque le bien aimé ploutocrate-acronyme DSK fut accusé de viol ; et plus généralement, idem pour les banlieusards, les immigrés, le monde ouvrier, la paysannerie, les précaires, etc.
[3] Le Parisien rapporte ces propos d’une femme relayés par le journal local Centre Presse :  « J’ai cru qu’ils allaient faire un hold-up ! ».
[4] Ne faisons pas preuve de philistinisme facile : la vraie intention de Catherine Baÿ, c’est de générer des rumeurs, afin que les gens se parlent. Cette conception d’un art consistant en somme à faire quelque chose d’absurde pour faire se parler les gens, est aussi celle du Belge Francis Alÿs, lorsqu’il pousse un grand cube de glace dans les rues de Mexico (Paradox of Praxis (Sometimes Making Something Leads to Nothing), 1997) : « La dispersion laisse voir un paradoxe, comme le titre le suggère. Si l’objet disparaît (le bloc de glace), son effacement produit en retour un déplacement vers une autre sorte de mobilité où c’est le geste qui survit par le récit de ceux et celles qui raconteront leur version ou plutôt leur portion de l’histoire de cette étrange glace. Raconter implique de disséminer dans l’espace et dans le temps » (Marie Fraser, à lire ici)…
[6] Citons un seul récent exemple, symptomatique, à savoir le texte de présentation du festival parisien Zone d’occupation artistique (ZOA), organisé par Sabrina Weldman et qui s’est tenu en octobre 2012 à La Loge (Paris) : « Rebelle, hors-cadre, ZOA, Zone d’occupation Artistique, est une nouvelle manifestation qui souhaite mettre en lumière la jeune génération de chorégraphes et de performeurs. En un refus de se plier aux convenances et aux tabous, ce festival entend donner une visibilité à des artistes émergents : inscrits dans notre temps, ils lui font écho par des propositions brassant l’identité, la relation à l’autre, le collectif, la norme, le politique, l’érotisme, la fantasmagorie, l’inconscient,… ».
[7] De la démocratie en Amérique (Garnier-Flammarion, 1981, vol. 2, p. 127).